dimanche 31 mai 2009

Nous trois



Ce samedi, Jean et Louise me réclament la mer. Nous sommes à table et il est déjà un peu plus de treize heures. Ils m'expliquent, d'une même voix, qu'ils souhaitent apercevoir des dauphins, écouter le chant des baleines, manger des bigorneaux et toucher les dents du requin pour voir si ce sont des vraies.

En quatrième vitesse, nous préparons nos sacs, la petite toile de tente igloo, les duvets et le grand matelas. Refermons les volets et la porte d'entrée. Dévalons les escaliers en criant à tue-tête.

Il n'y a personne sur la route. Nous avalons les kilomètres et sommes seuls au monde. Aucun des deux ne se laisse avoir par le sommeil et nous passons en revue tout le répertoire des chansons connues. Après la cinquième version d'Au clair de la lune, nous apercevons la mer, au détour d'un virage. Les enfants sont ébahis. Et moi, je suis ébahi de les voir ébahis. Je parviens tout juste à contenir l'émotion qui pointe très haut dans ma gorge et poursuis la route jusqu'au camping. Le rétroviseur me renvoie cette image apaisante de mes deux oiseaux hilares et trépignants.

Jean m'aide à monter la tente. Cette nouvelle maison magnifique quoique rose sur son sommet. Louise est aux anges.

A la plage, Jean remporte le concours du plus beau château de sable et sa soeur celui du plus gros bobo. Elle s'est ouvert le genou en tombant dans les rochers.
Nous n'avons pas vu de dauphins, ni de baleines. Juste deux méduses échouées, une nuée d'algues odorantes et une mouette pour le moins photogénique.
Le soir, je les emmène en crêperie. Ils mangent comme jamais. Des ogres que le grand air marin a réveillés.

Il est déjà très tard quand nous retournons à la tente. Tout est silencieux et calme. Mes deux bambins tombent de sommeil. Nous nous glissons avec plaisir dans nos duvets et je suis à peine installé au milieu d'eux qu'ils dorment déjà. Leur ronronnement me berce et je savoure véritablement l'instant. Comme si rien ne pouvait plus advenir. Comme si nous avions atteint notre but. Poser là nos bagages et dormir, collés les uns aux autres. Je me repasse le film de la journée, me délecte de toutes ses images. Me sentant empli d'amour. Si près d'eux.

Et à la fois si loin d'elle.

jeudi 21 mai 2009

Décapage 39


Le numéro 39 de la revue Décapage sort le 11 juin. Dans toutes les bonnes librairies. 8,50 €. Un vrai plaisir...

mardi 12 mai 2009

L'aiguille de Kéréon


De tout là-haut, par grand vent, j'entends les paquets de mer qui viennent se fracasser sur le roc et le granit. Mâchoire incontrôlée. Incessante et folle. Un fracas tel que tous les bruits habituels en sont couverts. Le craquement des chips sous mes dents devient presque feutré. Comme disparu dans le fond de ma gorge. Avalé dans la tempête. Le phare vibre sous les coups de boutoir des eaux furibondes. Chaque pierre de l'édifice tremble et attend l'accalmie. Attendre. Il n'y a que ça à faire. Rien d'autre. Tous les jours. Tout le temps.

Il n'y a rien de plus infernal que l'ennui. N'avoir strictement rien à faire. M'en ferait même presque mal au ventre. Là, juste au niveau du gros intestin. Et puis ici aussi, un peu plus haut que le sternum. La trachée comme irritée par l'ennui envahissant. Le goût âcre du désœuvrement. Insipides journées vides de tout.

Je ne quitte que très rarement la cuisine. Sauf pour aller me coucher ou quand je vais m'asseoir sur le banc de vigie, tout près des feux, le regard en asile sur l'horizon.

A côté du fourneau, je reste assis sur la chaise de paille des pans entiers de vie, de jour comme de nuit. Face à l'horloge. Tourner autour du pot et puis poser mon regard dessus. Chaque fois, m'étonner faussement de la brillance de son cadran de cuivre. Observer la grande aiguille des minutes qui fait ce qu'elle peut, poussive. Impotente. Qui n'en finit jamais de tourner, lentement. Imperceptiblement. Il y a des jours, je la plaindrais presque.

Et puis, il y a l'autre. La petite. Celle des heures. L'immobile. Celle que je guette et qui se sait épiée. Obsédante. Même pas la peine d'en parler. Ce serait lui faire trop d'honneur. Et pourtant si, j'en parle. Je ne peux faire autrement. Elle, elle bouge sans bouger. Il faut une concentration incroyable pour déceler son infime mouvement. J'en viens même à douter qu'en l'espace d'une journée, de huit heures du matin à vingt heures le soir, elle ait fait tout le tour de l'horloge. A la limite, qu'elle soit restée à sa place, un peu comme moi dans cette tour, me rassurerait presque. En même temps, je ne suis pas fou. Pas encore du moins. Je sais qu'admettre cet immobilisme serait une erreur. Que ça constituerait le premier pas vers ma folie. Je ne peux pas le dire, ni le penser. Je tente de m'en convaincre. Mais je sais que l'idée est là. Dans ma tête. Tout proche. Sous-jacente. Terrée dans quelque recoin obscur. Près de mon oreille.

Elle bouge donc, cette fine lame des heures. Il faut que je me le dise. Tous les jours que le Bon Dieu fait. La petite aiguille bouge même si je ne la vois pas évoluer. A chaque fois, je ne peux que constater son nouvel emplacement sur le cadran. Comme une sourde évidence. Fière et impudique, elle indique la nouvelle heure sans que je m'en sois rendu compte. De tout ce temps qui passe. Dont j'ai pourtant conscience et que je ressens même au plus profond de mon corps. Mais dont le cours m'est impossible à percevoir et encore moins à surprendre. Je ne parviendrai jamais à suivre des yeux cette course du temps. D'un point à un autre. D'une heure à une autre. Pouvoir discerner cette translation. La contempler et me réjouir. Applaudir. Comme une œuvre. Unique. Le temps en plein exercice. Une sculpture. La course des aiguilles. Elle me ferait presque rire cette expression. Tu parles d'une course ! Lors de la relève du phare, à califourchon sur le ballon et agrippé au câble, s'il fallait l'imiter cette foutue tige de métal, engourdie comme pas deux, j'aurais cent fois l'occasion de tomber dans la flotte et me faire massacrer par tous ces paquets d'écume. Déchaînés comme des loups blancs enragés. En deux minutes, engouffré cent pieds sous flottaison que je serais. Les poumons emplis d'eau salée à douze degrés. Jusqu'aux fondations noyées du phare. A nourrir les tourteaux.

Il y a encore quelques temps, je parvenais à l'oublier cette mauvaise fille. Le temps passait sans encombres. Il arrivait même que la nuit succède au jour sans que je sois allé me soucier du train de l'horloge. Désormais, il ne se passe pas une minute sans que je pense à elle, cette garce métallique. Inactive et obsédante. A tordre. A arracher. Pour en finir. Et puis je me ressaisis. Me raccroche aux choses. À toute cette eau environnante. Je fais semblant de l'oublier, de m'affairer à tout sauf à elle. Je passe trois fois l'éponge sur les tournesols de la nappe cirée, refais du café, vérifie la fermeture de la fenêtre, gratte un bout de sucre séché sur un carreau de faïence, remplis la carafe d'eau, bois sans soif. Feins d'observer l'horizon. Suivre du regard quelques voiles au loin. Perdues et chahutées parmi les moutons. Et finis pourtant par revenir sur elle. Attiré comme un pauvre bout ferreux sur le plus puissant des aimants. Rien à faire. Lutter devient de plus en plus dur. Illusoire. Acharnement vain qui ne fait que m'enfoncer davantage vers des profondeurs douloureuses. Jusqu'à me perdre dans ce précipice intérieur. Me pendre au-dessus du gouffre.

Je ne lis plus du tout. Ni ne sculpte. Toutes les pièces de bois apportées à Noël dernier sont encore intactes. Je n'y ai pas touché. Pas l'envie. Pas la tête à ça. La tête à rien, justement. Et c'est ça qui plombe tout. Parfois, j'ai l'impression d'avoir la tête qui va éclater sous la pression du vide. Ce bruissement dans mes oreilles. Affreux et lancinant. Comme le cri des couteaux sur la pierre à affûter. Toute une batterie de lames en marche. Une armée au pas de course. Juste là, au fond de l'oreille. Alors, je sors la tête par la plus haute fenêtre de Kéréon. Et je respire à grands coups d'air. Je remplis mes bronches le plus possible et je crie comme s'il fallait qu'on m'entende sur le continent. Au loin, tout là-bas.

Parfois, l'horizon lointain semble si proche que j'ai l'impression de le toucher du bout des doigts.
Le bras tendu au travers des vents d'Ouest.
Une douleur à l'oreille.
Et l'aiguille qui trotte.

Sans moi.

samedi 9 mai 2009

Galet

Lors d'un week-end passé en bord de mer, il ramassa au hasard un galet parmi tant d'autres. Il le déposa dans sa poche intérieure de veste. De retour chez lui, tard le dimanche soir, il raviva le feu de cheminée et s'installa dans le vieux club de cuir, enroulé dans un plaid de laine d'Ecosse. Il ressortit le galet et le contempla un instant. Toucher agréable de ce bout de roche, devenu lisse et beau, du fait d'une lente érosion.

Il constata que le travail du temps mêlé à celui des éléments corrosifs permettait de dégager un substrat plus qu'acceptable, presque parfait. Cours de l'érosion suspendu parce qu'il en avait décidé ainsi. Le galet n'aurait plus jamais à subir les grands coups de vent, les attaques de sable et de sel, les coups portés par des paquets de mer déchaînés, les soirs de tempête. Finie la houle incessante, les entrechocs avec ces semblables et surtout, surtout, le poids des hommes aux semelles rugueuses.

jeudi 7 mai 2009

Tous autant qu'ils sont


Tous autant qu'ils sont.

Je n'ai jamais vraiment aimé la piscine. D'un point de vue hygiénique s'entend. Comme je n'ai jamais vraiment aimé le bus ou l'hypermarché le samedi après-midi. En fait, et à bien y réfléchir, je n'ai jamais vraiment aimé tous ces autres.
Ils m'irritent. Tous autant qu'ils sont.
Parmi eux, je m'agglutine difficilement. Je suffoque, obligé. Silencieusement pour ne pas attirer davantage leur attention. Qu'ils ne s'approchent surtout pas. Qu'ils s'éloignent plutôt. Au pas de course. Loin. Loin de moi. Incommodantes situations que de respirer leur air vicié. Serrer des mains moites. Apercevoir leurs pupilles dilatées, leurs lèvres frénétiques et desséchées. Remarquer le déchaussement avancé de leurs dents jaunies. Sentir leur haleine fétide. Glauque. Comme l'annonce d'un début de pourrissement. Souffrir leurs pieds infectés et mycosiques. Imaginer leurs glandes sinistrées. Surprendre, dans l'espace d'une seconde à oublier, une boule de cérumen se décoller d'une oreille disgracieuse et tomber sur le plat d'une épaule, parmi des pellicules grasses. Comme une offense de plus.
Ils m'insupportent. Tous autant qu'ils sont.
Les vieux, impotents, cloués dans leur fauteuil aux roues voilées. Bavant tout ce qu'ils peuvent dans un mouchoir inchangé depuis des mois. Pauvre étoffe, imprimé écossais noirci par tous ces rejets de tabac à priser. Horrible création. Statue de coton. Art dégénéré. Tissu rigidifié, à force d'y collecter toute cette lymphe nasale. Signe, entre autres, que la vie est encore là. Ces êtres faibles et puants, attendant médiocrement la fin devant Questions pour un Champion. Vérifier s'ils sont encore en capacité de garder les yeux ouverts jusqu'aux informations régionales sur la troisième chaîne. Je les imagine, infâmes, campés à un mètre de leur téléviseur. Le tube cathodique trentenaire. Le napperon crasseux et pendant. La poupée autrichienne sale et dégingandée. Un tout en décomposition. Poussiéreux. Un tout jubilatoire et édenté, tout près du poste. Le réfrigérateur ouvert. Émanations mélangées de Livarot et d'urine. Le bas souillé et la salopette poisseuse. En bleu de travail pour décliner dans le salon. Dans ce siège électrique. Pas une chaise. Un fauteuil. Qui permet la mise à l'horizontale. Lever des guiboles variqueuses. Pour roupiller ou davantage. Avaler des langues de chat dures comme des galets et siroter un jus d'ananas frelaté. Périmé depuis deux ans. Comme eux. Une pomme à la main. A épépiner. Attendre de quitter ce trois pièces pour un quatre planches. Se réjouir de la concession sur le versant à l'ombre et préférer, en secret, le modèle en orme massif plutôt que le pin. Ne pas faire comme l'autre con de voisin, misérable lésineur qui n'avait pas retenu les poignées.
Ils m'indisposent. Tous autant qu'ils sont.
Pas seulement les vieux. Les jeunes aussi. Tous ces pantins à capuche bariolée, sciemment débraillés. Le pantalon aux genoux pour qu'on ne voit que leur slip doré. « Vous pouvez regarder mon slip car, voyez-vous, je perds mon froc. » Des strings aussi. Bien sûr. De toutes les couleurs. Des ficelles. « Vous pouvez regarder ma ficelle car, voyez-vous, je perds mon froc ». Oui, voilà ce qu'ils sont tous ces naïfs à boutons : la génération qui perd son froc. Celle qui bouffe de la glace Häagen Dazs et qui tourne au Coca zéro. Qui pleure l'obésité comme le nucléaire ou la faim dans le monde. Racaille incendiaire, mollardant tous les cinq mètres sur le macadam abîmé des cités ou petits bobos infatués, le bocal enflé et désespérément vide, casseurs non assumés. Autant de créatures décérébrées. A peine bachelières. Le crâne trop rasé ou trop chevelu. Alourdi par ces implants ignobles. Nuques de métal. Androgynes grisés et pourtant sans matière. Ides faméliques, surnageant dans la boue environnante. Pauvres êtres monosyllabiques, à la bouche malade, communiquant par sms nécessiteux à coups de mauvais calembours qui n'en sont pas. De blagues salaces incomprises et répétées. Intelligence intermittente. En fugue. Mendiants acculturés, individus indivis. Souches insignifiantes, sans fondements, sans allure, sans thune, sans humour et bientôt sans froc. Juste les pectoraux gonflés, siliconés, le slim bas et rempli, sans poches. Et le noir surlignant d'un mascara. Pas n'importe lequel. Waterproof et vibrant.
Ils m'exaspèrent. Tous autant qu'ils sont.
Et sinon, ce matin, j'ai acheté un 9 mm.


Je suis en train de lire "Toute une affaire" de Sibylle Grimbert et j'avoue prendre un plaisir tout nouveau, particulier, tout entier consacré à accompagner le personnage de Sabine, cette âme en peine, déliquescente et sublime. Empruntée à souhait, adorablement gauche, vraie, sincèrement authentique. Sybille Grimbert a plus qu'un univers. Elle a la capacité de mettre autant de mots trouvés, juste pile poil, sur toute cette intériorité singulière, admirablement décrite. Tout est fouillé, travaillé. Nous, lecteurs privilégiés, n'avons qu'a suivre la direction donnée. Sans difficulté aucune. Cela coule à la perfection. On se laisse volontiers bercer, par un rythme admirablement maîtrisé, dans tous ces affrontements intérieurs, la douleur insoupçonnée générée par le fait familial, le lien fraternel. Unique. Incroyablement marquant. Le personnage de Daniel est bien amené comme celui de Timothée. Autant de relations à triturer, dans tous les sens. Cette soeur, benjamine et perdue, est tout simplement troublante, en un mot, charmante. On abhorre Sanglay en même temps qu'on admire cette entreprise aussi forte que les liens du sang... Je suis entièrement conquis, sans aucune réserve et continue cette lecture délectable que je ne peux qu'encourager...

J'en suis juste ici, page 127, passage typique et admirable de ce déchiffrage féminin du monde environnant et du moi surnageant dans l'embarras absolu : "J'ai eu l'impression que j'allais mourir, ou plutôt j'ai eu l'impression qu'il aurait mieux valu que je meure sur-le-champ puisque, par ma faute, Sanglay allait sûrement faire faillite. Même si je savais que j'exagérais, quelque chose de terrible m'empêchait de contrôler des visions d'empires dévastés".

mardi 5 mai 2009

Jeff Wall


After Invisible Man by Ralph Ellison, The Prologue, 1999 © Jeff Wall


Inspiré du roman Invisible Man de Ralph Ellison, Ce tableau-photo de Jeff Wall est tout simplement fascinant. Il s'agit d'un homme tombé dans une cave à charbon après une émeute et qui suspend 1369 ampoules raccordées illégalement au réseau électrique de la ville. De dos, l’homme observe un phonographe et semble absorbé par la musique, un air de jazz. On retrouve ici les thèmes de prédilection du photographe nord américain, l’absorption, la marginalité, l’exclusion et une subtile évocation de l’extraordinaire… Comme pour Ellison, le symbole est absolument indissociable de la réalité.

Monsieur Charles Juliet


« Je n’ai jamais décidé d’employer telle ou telle forme. Cela s’est fait au fur et à mesure de mon cheminement… De toute manière, quel que soit mon mode d’écriture, j’ai le sentiment que je dis toujours la même chose. Il est sans cesse question de cette même aventure intérieure. Je ne sais rien dire d’autre… »
« Travailler un bloc de pierre ou travailler sur les mots, c’est une manière d’intervenir sur soi-même, de se sculpter intérieurement, de pétrir sa pulpe. »

« Il me fallait pénétrer dans ma mémoire, dans mon inconscient, tenter d’y projeter un maximum de clarté »

« Pardonne, ô mère, à l’enfant qui t’a poussée dans la tombe »

« L’écriture était le moyen de faire face à cette culpabilité et de l’éliminer… »

« Il faut partir à sa découverte et s’engendrer. Nous naissons physiquement et nous avons à naître ontologiquement. Tant qu’on n’a pas pris conscience d’une manière extrêmement intense, vivante, des recès de sa psyché, on n’a pas fait ce travail de dénudation qui prépare la venue de la seconde naissance. »

« … on écrit aussi parfois à partir de ses empêchements, de ses insuffisances. Le manque est un moteur puissant, et c’est pour combler un manque qu’on écrit. Si nous étions véritablement heureux, nous n’aurions pas à écrire. »